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Le Christ de Zadkine

Depuis 1954, l’église gothique de Caylus a le privilège d’abriter le Christ monumental taillé dans un tronc d’ormeau par Ossip Zadkine, l’un des maîtres incontestés de la sculpture contemporaine.

D’origine russe, Zadkine naquit en 1890 à Vitebsk sur les rives du Dniepr. Une vocation artistique précoce conduit le jeune homme à Paris en 1909, où il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts. Anticonformiste par tempérament, il n’y séjournera que six mois, préférant se former seul ou au contact d’artistes appelés comme lui à connaître la notoriété : Chagall, Fernand Léger, Modigliani avec lequel il se lie d’amitié. Il découvre le cubisme qui l’enthousiasme, mais ne sera pour lui qu’un point de départ. Engagé volontaire en 1914, il sert comme brancardier sur le front, avant d’être gazé et réformé trois ans plus tard.

Le destin alors, ou plutôt le peintre tarn-et-garonnais Henri Ramey, son ami, en acceptant de l’accueillir à Bruniquel pour sa convalescence, allait organiser la première rencontre entre l’artiste et ce Quercy auquel il restera fidèle sa vie durant. Zadkine descendit en gare de Bruniquel avec son énorme chien Kalouche par une belle journée de juillet 1918. Sous une terrasse mise à sa disposition, il travaille le bois ou la pierre de Bruniquel. Au mois d’octobre Henry Ramey et lui organisent une exposition à la galerie Chappe-Lautier de Toulouse, sans grand succès d’ailleurs.

Les deux étés suivants, Zadkine retourne à Bruniquel. Il choisit même de s’y marier, avec Valentine Prax, peintre de talent. Foujita, le célèbre peintre japonais de Montparnasse, et sa femme leur servent de témoins. On devrait retrouver, à la mairie, les quatre signatures sur le registre d’Etat civil, à la date du 7 juillet 1920.

Le jeune ménage choisit alors Caylus où il réussit à acheter une maison avec portes et fenêtres renaissance, sous l’église, dans la rue au nom évocateur de Chantepleure. "Cette maison, aimait à dire Zadkine, je l’ai achetée à cause de sa porte si belle et si ancienne". Valentine Prax se souvient: "Durant des années, Caylus devait voir revenir chaque été ce "russe " et sa compagne aux cheveux coupés... Zadkine travaillait de très gros troncs d’arbres qui devinrent le premier Orphée, l’Homo sapiens, etc. Et il était ravi de pouvoir se livrer à sa passion de la recherche des fossiles".

Par la suite (c’était en 1934), l’occasion se présenta pour les époux Zadkine de faire l’acquisition de cette grande demeure à tourelle du village des Arques qui abrite depuis 1988, grâce à l’initiative du Conseil général du Lot, le Musée à son nom. L’artiste ne quittait donc pas son cher Quercy, pour l’instant du moins. Car le temps de l’exil arriva avec la victoire nazie de 1940 : bien que naturalisé français, son origine juive l’obligea à s’embarquer pour les Etats-Unis, laissant Valentine Prax aux Arques.

Aux Arques, dans une grange assez haute pour accueillir d’énormes troncs d’arbres, il avait entrepris, dès avant la Guerre, un Christ de 5,20m de hauteur. Acheté pour le musée d’Art moderne, il a pris place maintenant dans l’église romane des Arques, restaurée à l’initiative du maître, la crypte abritant son émouvante pietà de bois polychrome. Entre 1950 et 1954, Zadkine devait exécuter à partir d’un tronc d’ormeau, un second Christ, de dimensions à peu près équivalentes, et qu’il destinait à l’église de Caylus en souvenir de ses longs séjours dans la maison de la rue Chantepleure. L’Etat s’étant porté acquéreur de la statue, il accepta même de réduire de moitié ses honoraires.

Pourtant, bien des difficultés restaient à vaincre pour que cette oeuvre qui venait bousculer l’iconographie traditionnelle de Jésus crucifié, soit acceptée et installée dans l’église Saint-Jean Baptiste.

Et c’est là qu’il faut rendre un vibrant hommage au curé de Caylus de l’époque, l’abbé Emile Aiguilhanes, dont le rôle a été déterminant dans cette affaire. D’abord, avec un sens artistique très sûr, il comprit d’emblée que le Christ, dans sa modernité, serait tout à fait à sa place à l’intérieur de l’église, restaurée de fraîche date. Des liens d’amitié se nouèrent à cette occasion entre lui et Zadkine qu’il invitait à manger au presbytère. Ou bien, il se rendait aux Arques dans l’atelier du maître en compagnie de son jeune vicaire, l’abbé Jacques Guiral, aujourd’hui curé de Montech. Et il laissa le sculpteur choisir l’emplacement que devait occuper le Christ, contre le mur de la chapelle nord, éclairé par une lumière rasante issue de la verrière proche.

Mais il fallut surtout au curé Aiguilhanes bien du courage et de la ténacité pour faire front aux critiques les plus virulentes et imposer finalement une sculpture qui était loin de faire l’unanimité, tant sur le plan esthétique que sur le terrain religieux, une sculpture qui apparut même à certains comme un véritable objet de scandale. Songez! Un Christ aux membres disproportionnés suspendu par un seul bras à une croix qui n’existe pas ! Un Christ surtout qui, privé du traditionnel perizonium autour des reins, révèle toute sa nudité!

Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, vingt-cinq ans après la mort de son auteur, il nous est sans doute possible de regarder en toute sérénité cet immense Christ, si significatif du style expressionniste de Zadkine, comme du mysticisme inhérent à l’âme slave. Respectueux de la matière dans laquelle il sculptait, il aimait se laisser guider par la forme originale du bloc de pierre ou de l’arbre disposés en face de lui. La verticalité du tronc d’ormeau lui a suggéré ici cette représentation saisissante du long corps, comme étiré par son propre poids, selon le phénomène d’élongation qu’entraînait le supplice de la croix. Et la maîtresse branche qui s’écarte du tronc en oblique autorise ce geste d’amour du bras gauche levé vers le ciel, main ouverte, comme pour bénir le monde du haut de la croix. Mais la volonté d’utiliser tel quel le tronc de l’arbre entraînait aussi des contraintes. Visiblement, le sculpteur a manqué de matière pour traiter convenablement la tête du Christ, trop réduite par rapport au corps. Qu’importe ! La pathétique beauté qui se dégage du visage de Jésus, fait oublier les défauts de proportion.

Quant à la technique utilisée, il faut savoir que Zadkine avait une prédilection pour la taille directe, c’est-à-dire exécutée, comme ici, au ciseau et au maillet, sans passer par l’intermédiaire de modèle façonné au préalable dans l’argile ou le plâtre. "Au fond, a-t-il écrit, j’ai toujours été un menuisier qui, au lieu de faire une table ou une porte, aurait été amené à faire des Images de bois".

En guise de conclusion, je céderai la parole à un homme qui a su exprimer, infiniment mieux que je ne saurai le faire, les sentiments que peuvent inspirer le Christ de Zadkine :

"Je viens de la revoir, cette dramatique effigie... On comprend certes qu’à découvrir tout à coup cette image imprévue du blond Nazaréen, de bonnes et même de braves gens s’effarent ou s’indignent. Mais justement ! De ce choc même que les bondieuseries de l’«art» sulpicien, toutes de guimauves et de plâtres, leur avait épargné jusqu’ici, de cette épouvante et de cette pitié sortiront peut-être un sentiment et une idée plus justes des symboles de leur foi... Ce qu’elle dit aussi, irréfutablement, inoubliablement, cette admirable image, c’est que la souffrance peut bien laver, racheter peut-être... Merci Zadkine."


Ces lignes sont de l’écrivain Pierre Bayrou, venu en voisin depuis Saint-Antonin.

Crédit photo Amélie Boyer (c) Inventaire général Région Occitanie