LA PASTOURELLE D'ORCHAISE

Histoire d'une bergère d'Orchaise devenue princesse d’après un texte de conférence de Monsieur Chavigny, donné dans le cadre du Centre de Documentation Universitaire pour le 3ième âge en Loir-et-Cher.


C’est par une Strophe d’une poésie écrite voilà bien longtemps que je commencerai mon exposé :

Ne vous étonnez pas, bonnes gens de chez nous, si jadis, parcourant nos vallons les plus doux où sont les fleurettes légères, en voyant comme on sut mieux le voir autrefois, sous un bonnet de lin, sourire un frais minois, les rois épousaient nos bergères…  [1]

Au temps où les rois épousaient les bergères. Cette locution dictée par les droits du rêve et la soif du merveilleux, aussi vieille que les chansons de geste, pourtant vieillie à peine et qui ne peut vieillir parce qu’elle est à la fois légende et vérité, cette locution, chez nous, a du moins retrouvé sa raison originale.

Empreinte de la saveur des contes médiévaux, toute pleine de charme dans le drame qui fut son prélude, cette histoire nous est amorcée dans le tome VIII de la Revue du Loir et Cher à la fin du siècle dernier, de la façon suivante :

Il y avait encore vers 1860, non loin de l’emplacement de la caserne actuelle de Blois, une masure vétuste et délabrée, unique construction sur la rive droite de la route de Paris en direction d’Orléans, entre la Patte-d’Oie et la Grand-Pièce.

Cette masure avait son mystère, Trop longtemps solitaire, croulante et délaissée, jalouse des choses qu’elle avait pu voir, elle devait disparaître entre 1890 et 1900 pour faire place au constructions actuelles, emportant son secret que j’ai tenté de percer, mais dont je n’ai pu saisir que des bribes, comme s’il eût fallu que l’énigme, toute simple par elle-même, élevât par malice sa raison d’être au niveau d’un secret d’état.

A demi dévoilé, réticent et fuyard, agaçant à force de silence, ce qu’il convient d’intituler : "le mystère de la masure" à peine entr’ouvert, demeurait, et c’est delà justement qui lui donnait tout l’intérêt d’un clair-obscur et piquait la curiosité obsédé et perplexe… Voici les faits :

L’enlèvement

Un enfant de quatorze ans, native d’Orchaise, avait été louée à la Saint-Jean de l’an 1778 par un employeur de la Chaussée-Saint-Victor.

Dans les débuts d’octobre, la jeune bergère ayant comme chaque jour, conduit son troupeau sur les terrains de Montigny bordant la route de Paris, s’était mise à l’abri du vent d’ouest, près du pignon de la masure que j’ai citée. De là, elle pouvait voir ses moutons et au loin le vieux clocher de La Chaussée.

Chaque jour elle avait fait de même, or, ce jour-là vint à paraître sur la route une brillante chaise de poste précédée de deux chasseurs noirs à brandebourgs rouges, suivie de deux grands valets blonds.

La bergère un peu saisie se lève, quitte le mur qui l’abritait, par attirance et comme envoûtée, les yeux fixes d’émerveillement, pour voir de plus près le grand personnage qui menait si grand train.

De l’intérieur de la voiture un ordre est lancé dans un langage inconnu. La chaise s’arrête, les deux valets descendent précipitamment de cheval, enlèvent la jeune enfant comme une plume, la portent à la voiture dont la portière claque et remontent en selle. Un autre ordre est donné aux postillons de passer rapidement la poste de Blois et de ne relayer qu’à Chouzy.

Prévoyant un quadruple salaire, les postillons brûlèrent le pavé blésois ; arrivés à Chouzy, ils furent renvoyés de suite vers Ménars, grassement payés avec promesse de récompenses ultérieures s’ils gardaient un secret absolu sur le drame dont ils avaient été témoins.

La nuit venue le fermier de La Chaussée, inquiet de ne pas voir rentrer son troupeau à l’heure accoutumée, se met en devoir d’aller à sa rencontre. Il trouve ses moutons abandonnés entre Montigny et la route, se dirigeant quelque peu d’eux-mêmes, vers le bercail.

L’homme pense que la petite bergère, prise d’ennui, ou de lubie, est retournée à Orchaise. Il s’y rend dès le lendemain, surpris autant qu’effrayé de ne pas l’y trouver et revient avec les parents éplorés qui portent plaintes devant le Procureur du Roi. Les recherches ordonnées par le Bailliage devaient s’avérer longues et difficiles, bien entendu.

Cependant, des paysans travaillant à certaine distance du lieu du rapt avaient remarqué l’équipage et son brusque arrêt devant la masure. On finit donc par apprendre qu’un riche étranger emmenait avec lui de poste en poste, une jeune fille, presque une enfant, et qu’ils s’étaient embarqués à Nantes sur un vaisseau Allemand à destination de Hambourg.

L’année suivante éclatait la révolution et l’affaire devait en rester là. Le temps passa inexorablement…

Rencontre avec une Princesse Prussienne

Vinrent les guerres de l’Empire. En 1807, Napoléon envahit la Prusse. Un de ses généraux fut chargé d’occuper une petite principauté où l’Etat-Major français fut reçu par un Prince âgé, très éclairé, érudit et bienfaisant qui avait été dans sa jeunesse en rapport avec les savants de l’Europe mais surtout de la France qu’il avait habitée à plusieurs reprises et en dernier lieu de 1785 à 1788.

Ce prince, issu d’une ancienne maison par un descendance directe et ininterrompue depuis Charlemagne, avait pour une épouse une femme beaucoup plus jeune, jolie, influente au point de diriger les actions de son mari selon l’évolution du progrès et les idées libérales nouvelles.

On ignorait tout d’elle, son pays, son origine, sa famille, sauf qu’elle parlait bien l’italien et le français, mais avec quelque difficulté l’allemand et le polonais. Le Prince l’avait épousée en 1794, sous le nom de Mlle de Saint-Barthélemy qu’elle portait au couvent où elle avait reçu une éducation raffinée.

Au palais princier, l’Etat-Major napoléonien ayant été retenu à dîner, la princesse s’enquit s’il n’y avait pas à sa table des officiers venus du Val de Loire. Seul un Vendômois, fils d’un général de génie, y figurait. C’était un Chef d’Escadron qui, dans la conversation, devait apprendre de la princesse qu’elle était française et quelle connaissait un peu Blois, mais surtout les paroisses d’Orchaise, la Chaussée et Chouzy.

Fortement intrigué, l’officier, résolu à rechercher l’origine de cette femme, fut amené par le nom même de Chouzy que la princesse avait prononcé, à penser qu’elle pouvait bien être issue de la famille Ménard de Chouzy dont l’un des membres, Didier-François-René, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire de Paris, le 29 germinal an II, avait été conseiller d’état, Ministre plénipotentiaire du roi près le Cercle de Franconie.

Lors des événements de 1807, la princesse qui paraissait âgée de 30 à 35 ans, pouvait fort bien être la fille de Didier Ménard, seigneur de l’Isle-Vert, paroisse de Chouzy près de Blois, mais il n’en était rien ; La fatilité voulut que le commandant en question, un peu plus tard, fut tué dans une charge brillante, et c’est dans ses papiers et d’après sa correspondance que l’on a trouvé la preuve de son erreur et les éléments ayant permis de reconstituer cette véridique et mystérieuse histoire.

Le testament d’une princesse allemande venue d’Orchaise

En 1850 mourait en Allemagne une ancienne princesse souveraine qui, par son testament, déclarait être née en 1774 à Orchaise près de Blois, et voulait disposer du tiers de sa fortune en faveur des descendants de ses père et mère. Leurs noms, fort mal écrits en langue étrangère ne répondaient à la prononciation d’aucun nom français d’Orchaise ou des environs.

En Allemagne, on fit bien peu de recherches si toutefois l’on en fit.

L’exécuteur testamentaire de la princesse devant le refus de l’administration allemande fit personnellement des démarches qui restèrent infructueuses. Il s’adressa ensuite à des juifs allemands de Paris qui s’abouchèrent en 1856 avec l’éminent avocat Jules Favre.

L’année suivante, celui-ci vint au greffe de Blois, à Orchaise, à La Chaussée, interrogea des vieillards, enquêta, explora, et finit par reconstituer bribe par bribe, en partie, l’histoire de l’enlèvement de la pastourelle orchaisiote, entre La Chaussée et Blois, près de la masure solitaire, par un riche étranger présumé allemand.

Favre d’ailleurs n’a jamais pu savoir son nom, pas plus qu’il ne retrouva ses héritiers. La fortune de la petite bergère devenue princesse, tout comme son histoire intime, ne devait jamais plus repasser les frontières.

Enquête moderne : Quelle était cette masure ?

Essayons maintenant de jeter un peu de lumière, selon les moyens à notre disposition, sur cette passionnante affaire, mais pour cela, vérifions les moindres détails donnés dans le récit arrivé jusqu’à nous, tout d’abord : la masure.

Sur le cadastre levé entre 1807 et 1810, cette construction figure en bordure de la route haute de Paris à gauche en venant vers Blois dans une parcelle portant le numéro 288. C’est la seule maison existant à cette époque entre la Patte-d’Oie et la Grande Pièce. La distance du Nord-Est de cette bâtisse et de la rue actuelle des Cornillettes, ancien chemin de Montigny à Villerbon, qui traverse la route nationale, est de 572 mètres.

Selon cet arpentage et d’après un plan de Blois de 1885, la masure, isolée à cette époque, fait exactement face à la grille d’entrée du Haras construit en 1860.

La masure portait le Numéro 15, la caserne Maurice de Saxe le numéro 5, si l’on regarde un plan de 1910 sur lequel figurent quatre maisons entre ces deux numéros, la masure se trouvait sans aucun doute à l’emplacement de la maison portant aujourd’hui le numéro 69 de l’avenue Maunoury.

C’est en ce lieu alors désert, sur cette route bordée de champs et de vignes, dont je me souviens avoir vu les dernières dans mon enfance, que l’enlèvement eut lieu au début d’octobre 1788.

Enquête moderne : Qui était l’employeur ?

Quel était donc l’employeur de la Chaussée qui avait pris en gages la bergère dès la Saint-Jean 1788 ?

Le cadastre de 1810 semble nous donner la réponse puisqu’il nous indique le nom du propriétaire de la parcelle alors plantée de vignes où se dressait la masure : François Chabault qui mourut à Villerbon le 15 octobre 1815 ; il était le fils de Jacques Chabault.

Au siècle dernier, des étables à moutons existaient encore à l’angle formé par la route nationale et le chemin de Villerbon, de même sur la paroisse de la Chaussée non loin de Montigny, sur le plateau où s’élève actuellement l’Usine d’Incinération.

On peut supposer que François Chabault ou son père Jacques était l’éleveur de moutons employeur de la pastourelle.

Enquête moderne : Sur la piste de l’enleveur…

Détaillons maintenant l’itinéraire suivi par la chaise de poste du riche étranger.

Ayant pris ses postillons à Ménars, elle roulait vers Blois où normalement elle devait relayer rue du Vieux-Pont dans laquelle était la poste. Elle suivait la route haute de Paris pour descendre par la rue d’Angleterre et la rue Gallois, cette dernière ouverte à partir de 1701.

La pastourelle est sur le bord de la route et regarde le brillant équipage. Sans doute était-elle d’une rare beauté pouvant exciter la convoitise, ou bien son émerveillement l’avait transfigurée à tel point que l’étranger, par un de ces élans irrésistibles, ardeur brutale, fantaisie singulière ou banal amusement, désire tout d’un coup se l’approprier comme on prend un oiseau posé là par aubaine ; ou bien il en tombe subitement amoureux, sans en savoir le pourquoi ni le comment, et la fait prendre par ses gens.

Peut-être voulait-il imiter d’une façon plus originale encore ce fermier-général cité par Mercier dans son Tableau de Paris [2] personnage fort indécis vers 1780, sur le choix d’une épouse et qui avait imaginé de se faire conduire, de poste en poste, au hasard des routes, jusqu’à la frontière. Là, entrant dans une quelconque église, il y trouve une belle fille en prière près de sa mère, les suit jusqu’à leur maison, demande la fille en mariage, et quelques jours après, par las mêmes chevaux de poste, ramène triomphalement sa femme à Paris.

Mais dans l’enlèvement de la pastourelle, à quel motif son ravisseur avait-il obéi de si brusque façon ? Caprice, extravagance, conséquence d’un vœu, inclination de maniaque ou simple coup de foudre dans un cœur blessé, tout reste encore à supposer.

Toujours est-il que les postillons, afin d’éviter tout ennui dans la traversée de Blois firent sans doute demi-tour jusqu’à la patte d’oie distante d’un peu plus de 500 mètres pour prendre l’ancienne route par le Sanitas, les quais du Mail et du Foix, suivre la turcie jusqu’à Chouzy où l’on relaya au Petit-pont, à la sortie du bourg traversé dans toute son étendue.

Cette première étape due laisser une vive impression à la petite bergère. Ceci pour expliquer pourquoi, en 1807, dix-neuf ans après l’enlèvement mémorable, elle gardait souvenance des trois paroisses qui jalonnaient la voie de son destin : Orchaise, La Chaussée et Chouzy.

De Tours à l’embarquement de Nantes il n’y avait plus que cinquante lieues. Dès ce moment tout indice devait disparaître.

Nous savons qu’au lendemain du rapt, la famille de la petite bergère portait plainte devant le procureur de Roi. Or aucune trace de cette plainte, pas plus que des fragments d’enquête même, n’existent dans les liasses de Bailliage et de la Maréchaussée conservées dans la série 3 des Archives Départementales, je les ai fouillées en vain.

Peut-être le riche étranger réussit-il à faire disparaître tout papier compromettant, afin d’étouffer l’affaire. Les troubles de la révolution toute proche, aidant considérablement les choses, le dossier put également être égaré. Je pense malgré tout qu’on a dû subtiliser toutes les pièces relatives à la plainte afin de sauvegarder les bons rapports internationaux et éviter tout scandale.

Et le destin, lui aussi se devait de rester muet.

De Nantes, un vaisseau allemand emportait donc, quatre ou cinq jours au plus après l’enlèvement, la pastourelle et son ravisseur qui débarquèrent à Hambourg.

Le Prince donné comme assez âgé en 1807, lors de l’occupation napoléonienne, devait alors accuser une quarantaine d’années en 1788, la bergère n’en avait que quatorze.

Sous le nom de Mlle de Saint-Barthélemy, on la confia à un couvent situé peut-être au sud de la Bavière non loin des Alpes Tyroliennes puisqu’elle parlait correctement l’italien. Elle y reçut une solide éducation et y resta jusqu’à ses vingt ans. En effet, en 1794, l’étranger l’épousait et la faisait princesse d’un petit état souverain.

Quel était donc cet état ? … Là le mystère demeurait, car le retrouver dans le fatras des petites seigneuries qui pullulaient à cette époque dans la Confédération Germanique est une chose devenue impossible de nos jours. Des correspondants allemands interrogés par moi à ce sujet ont tous renoncé.

Des sondages faits aux archives du Ministère des Affaires Etrangères n’ont donné aucun résultat ; les recueils relatifs aux états germaniques ayant, paraît-il, été emporté par les occupants de 1940-44.

Les archives du greffe du tribunal civil de Blois ne possèdent aucun document concernant une action diplomatique consécutive aux recherches entreprises par l’exécuteur testamentaire en 1850, mais il est vrai que le gouvernement allemand de l’époque ne devait pas être tellement disposé à trouver les légataires d’une princesse déchue, puisque son petit état comme tant d’autres, avait été englobé dans la grande unité prussienne.

Car il était à supposer que cette principauté devait faire partie d’un territoire du sud de la Prusse d’alors, du côté de la Bohème ou de la Silésie puisque le polonais que la princesse parlait fort mal comme l’allemand d’ailleurs, y était, semble-t-il en usage.

Enquête moderne : Qui était la pastourelle ?

A la mort de cette ancienne princesse souveraine veuve et âgée de soixante-seize ans puisqu’elle déclare par testament être née à Orchaise en 1774, l’avocat Jules Favre fut chargé par des juifs allemands de retrouver en 1857 les descendants de ses père et mère, et nous savons qu’il ne put arriver à ses fins.

Or, il manqua vraisemblablement de temps ou de patience. Il s’agissait en l’occurrence de reprendre le problème à sa base, et retrouver le nom français de la pastourelle en interrogeant les registres paroissiaux d’Orchaise et des environs, en procédant avec minutie et prudence, par déductions éliminatoires et surtout, agir comme pour une enquête policière dont le dossier était mis au rencart depuis plus de 150 ans.

Quelles étaient les filles nées à Orchaise en 1774, date de naissance de la princesse ?

Le registre des baptêmes de la paroisse nous donne pour cette même année, neuf filles, toutes enfants de laboureurs, charbonniers en bois, journaliers, sauf une, fille du meunier d’Orchaise et de Molineuf. Voici leurs noms :

 Jeanne Daridan
 Marie Mesan
 Jeanne Patoureau
 Anne Bisson
 Magdelaine Auger
 Anne Cornu
 Julliène Tatin
 Catherine Feuillâtre
 Anne Lepron

Sur ces neufs filles, trois sont décédées en bas âge et quatre autres se sont mariées à Orchaise, Herbault et Onzain. Deux seulement ne laissent aucune trace à Orchaise, ses environs et la région Blésoise :

 La première, Anne-Françoise Bisson, fille d’Olivier Bisson et d’Anne Bruère ; Olivier Bisson était meunier.
 La deuxième, Magdelaine Auger, fille de Jean Auger, journalier et de Magdeleine Mandard.

Olivier Bisson avait épousé en 1772, à coulommiers près de Vendôme Anne Bruère ; meunier comme son père à Orchaise et Molineuf, il avait fait sans doute de mauvaises affaires, car après avoir joui d’une certaine aisance, il quitte Orchaise en 1778, Molineuf en 1783 et va s’installer, comme simple cultivateur, à Coulommiers auprès de ses beaux-parents. Il y emmène ses cinq enfants vivants.

Dans les familles pauvres de la vie rurale d’alors, il était courant de mettre les enfants en place dès leur huitième ou dixième année. Or, Anne-Françoise Bisson était d’un milieu assez aisé ; son grand-père, Jacques Bisson avait été inhumé dans l’église d’Orchaise, son père Olivier était propriétaire ou avait affermé deux moulins sur la Cisse.

Lors du départ de la famille en 1783, si Anne-Françoise avait été louée, on n’aurait pas manqué de la retirer à l’employeur dès l’expiration du contrat pour la rapprocher de la nouvelle résidence familiale.

De plus, M. Bisson, homme considéré ayant eu une situation marquante, avait sans doute encore assez de poids dans ses relations pour appuyer une plainte et inciter le baillage à l’aboutissement de l’enquête.

Bien que je n’aie pu retrouver ni le mariage, ni le décès d’Anne-Françoise Bisson dans toute la région vendômoise et blésoise, alors que j’ai suivi les alliances de ses frères et sœurs, ainsi que les décès de ses père et mère, tout me portait à croire qu’elle n’était pas l’héroïne de cette histoire.

Reste donc la dernière des filles d’Orchaise nées en 1774 : Magdelaine Auger.

Histoire de la petite Magdelaine Auger

Elle était fille d’un pauvre fagoteur des bois du Guérinet, Jean Auger qui avait épousé le 1er juillet 1760, à Orchaise, Magdelaine Mandard fille d’un cerclier.

De cette union étaient nés quatre garçons : Jean-Baptiste, Charles, Pierre et François dont trois restaient vivants lorsque naquit magdelaine, jumelle d’un garçon, le 27 avril 1774.

Voici son acte de baptême :L’an 1774 le vingt septième jour du mois d’avril a été par moy Curé soussigné baptiser deux enfants jumeaux nez du même jour du légitime mariage de jean auger journallier et de magdelaine mandard leur père et mère. Le parain aété Louis Labbé vigneron et la maraine Marguerite Bordarger et a donné au garçon qui a été Baptisé le premier le nom de Louis. La maraine a été marguerite bordarger. Le parain de la fille a été Etienne Coüs vigneron et la maraine Magdelaine minier qui a donné à la fille nouvellement née le nom de Magdelaine. Lesquels parain et maraine des susdits enfants ont déclarez ne scavoir signer.

et c’est signé : lecomte, curé.

Quatre mois après cette double naissance, le 22 août 1774, la mère mourait.

Jean Auger ne se remarie pas, il élève ses cinq enfants. L’aîné, Jean-Baptiste meurt à 20 ans, le 7 mai 1781. Quatre ans après, Jean Auger le père, meurt à son tour, le 22 mai 1785, âgé de cinquante ans.

Que deviennent les quatres enfants vivants ? Pierre avait 19 ans, donc pouvant subvenir à ses besoins, François n’avait que treize ans, les jumeaux, Magdelaine et louis, dix ans.

Jean Auger avait un frère, Pierre, boulanger à Orchaise, veuf de Anne Jardée, qui mourut deux ans après en1786. C’est donc le fils de ce dernier, nommé Jean, âgé de 34 ans, époux de Marguerite Ponthoise, qui dut être légalement tuteur de ses cousins mineurs, leurs grands-parents, oncles et tantes paternels et maternels ayant tous disparu.

A n’en pas douter, les orphelins durent être mis en place, et il est fort possible que Magdelaine, âgée de 10 ans, le fut en premier lieu à Chouzy, dont devenue princesse elle se souvenait autant que La Chaussée.

C’est donc son tuteur de cousin que l’employeur de La Chaussée vint trouver à Orchaise le lendemain de l’enlèvement. Or, sa femme déjà mère de 4 enfants, venait d’accoucher le 6 octobre 1788 d’un 5ième enfant, à quelques jours près du rapt ; ceci explique le peu d’intérêt que le cousin Auger mit à poursuivre devant le procureur royal la plainte qu’il avait déposée pour la forme, tout simplement.

De son coté la petite bergère n’avait pas tellement d’attaches sentimentales, peu de douceurs à regretter, peu d’espérances à ménager pour suivre le riche étranger, en se laissant emporter dans la voiture qui dut lui sembler le carrosse de Cendrillon avec ses laquais blonds et ses chasseurs à brandebourgs, dans l’émerveillement que lui apportait tout le clinquant d’un conte de fée qui ne faisait que commencer.

Le tuteur, Jean Auger, meurt à l’hospice de Blois le 6 décembre 1825, âgé de 71 ans ; ses enfants ne laissent aucune trace. Des trois frères de Magdelaine, l’un François marié en 1811 à Marie Daridan était mort à Orchaise, snas enfant, le 27 juin 1817 à 46 ans et sa veuve avait quitté la région. Quant à Pierre et Louis le "besson" de Magdelaine, ils disparaissent également, et les plus minutieuses recherches ont été vaines à leur sujet.

il n’est donc pas étonnant que Jules Favre n’ait pu arriver à retrouver trace du nom et des descendants légataires de la pastourelle laquelle, tout me forçait à le croire, s’appelait : Magdelaine Auger.

En ceci, nous allons voir que j’avais raison

Histoire de la famille Lubomirska

Mais quel était donc le nom que lui donna celui qui la fit princesse d’un petit état souverain en terre étrangère ?

Grâce aux almanachs du Gotha, publiés tous les deux ans depuis 1764, en français et en allemand, et si précieux pour la généalogie des grandes familles d’Europe, ce nom nous est maintenant connu.

Il s’agit de la Princesse Magdelaine Lubomirska, souveraine d’un petit état polonais, qui mourut en effet en 1850, veuve du Prince Michel Lubomirski. Elle figure dans le Gotha de 1850 préparé en 1849, elle n’y est plus en 1852.

Dans tous les Gotha consultés de 1830 à 860, les femmes portent de trois à cinq prénoms à la suite ; elle seule n’a que celui de Magdelaine. At l’on est assez ému en constatant que l’orthographe de ce prénom, Magdelaine, figurant dans l’acte de baptême du 27 avril 1774 a été conservée dans les différents Gotha plus de 60 et 70 ans après.

Un seul des almanachs la dit : née Comtesse Raczinska ; pourquoi une fois ? avant son mariage n’avait-elle pas été confiée au couvent sous le nom de Mlle de Saint-barthélémy ? mais l’église d’Orchaise a toujours été placée sous le vocable de Saint Bathélémy ; on n’en avait pas cherché plus long pour les besoins de la cause et Magdelaine Auger était devenue Mlle de Saint-Barthélémy.

Mais il est certain que dans l’annuaire mondain du Gotha où elle avait été nommée une fois comtesse Raczinska, on ne pouvait pas la présenter comme fille de feu le fagoteur Auger.

Dans les notes de l’officier napoléonien, il était dit que le prince qui l’avait reçu était issu d’une ancienne maison par une descendance imposante depuis Charlemagne.

En effet, la famille des Princes Lubomirski est une des plus anciennes qui soient et des plus célèbres ; en 1273, l’empereur Rodolphe de Hasbourg éleva Albert Lubomirski à la dignité de Comte de l’Empire ; le 8 mars 1647, l’empereur ferdinand éleva cette dignité à celle de Prince de l’Empire. Les Lubomirski portent en même temps les titres de Comtes de Vinicz et d’Yroslaw. Au temps où la Pologne était indépendante, la famille Lubomirski a occupé les plus hautes dignités, par exemple Grand Maréchal de la Couronne.

Quand la partie de la Pologne qui était la leur a été rattachée à l’empire d’Autriche, à la suite des partages du XVIIIe siècle, les Lubomirski ont assumé les plus hautes fonctions de l’empire d’Autriche, telles que Grand Chambellan de Galicie.

La branche représentée par le prince Michel qui épousa Magdelaine Auger était en outre propriétaire de la Principauté de Dubno, à la frontière de la Galicie et de la Volhynie, à 250 kilomètres environ des karpathes.

Les princes Lubomirski portaient aussi le titre de Ducs de Dubno. C’est dans cette ville que se tenaient les assemblées de la noblesse depuis 1774 jusqu’à la réunion de la Volhynie à l’empire russe.

Après les nouveaux partages de la Pologne faisant suite à la dernière guerre, la principauté de Dubno se trouve désormais en Union Soviétique.

On se souvient que le dossier de la plainte portée à la suite de l’enlèvement de la Pastourelle, en 1788, a disparu des archives du Bailliage de Blois, mais le propre frère du Prince Michel, le Prince Alexandre Lubomirski, mort en 1807, était Maréchal de Camp au service de Louis XVI ;ceci suffit amplement à expliquer cela.

On se souvient encore que la princesse retrouvée en 1807 par l’officier de l’armée napoléonienne, parlait bien l’italien et le français mais avec difficulté l’allemand et le Polonais. Or si son mari avait été prince allemand au sens strict et notamment prussien, la famille eut été luthérienne, ce qui est contradictoire avec l’éducation donnée dans un couvent à la petite bergère.

De plus, une famille princière allemande établie dans une région où il y aurait eu une minorité polonaise, (c’est à dire à la suite des partages, soit de la Prusse Orientale soit de la Silésie Orientale), cette famille n’aurait pas cru devoir nécessaire de faire apprendre le polonais. En revanche, tout devient logique avec la famille Lubomirski, famille polonaise de Galicie, soit la partie de la Pologne intégrée alors à l’Empire d’Autriche ; ce qui concilie tous les éléments dont nous disposons.

Histoire de la princesse Magdelaine Lubomirska

La campagne napoléonienne de 1807 a fait suite à Iéna, mais elle est aussi la campagne de Pologne qui devait aboutir, en juin, à la bataille de Friedland. D’après les notes laissées par l’officier français, la princesse en 1807 avait 33 ans, son mari, né en 1752 avait 55 ans, soit un écart de 22 années.

Leur mariage avait eu lieu en 1794, et le 26 septembre 1795 naissait à Dubno un petit prince nomé Joseph.

Il faut bien dire que, si lors de son enlèvement en 1788, Magdelaine Auger n’avait que 14 ans et son ravisseur 36, et qu’elle fut mise en pension pour son éducation, ce ne fut certainement pas tout de suite après sa venue en terre étrangère, car ce qui devait arriver arriva dès 1790 : la naissance d’une fille Thérèse, reconnue plus tard princesse que nous retrouverons lorsqu’elle aura grandi.

La maman qui n’avait alors que 16 ans fut enfermé dans un couvent pendant 4 ans et l’enfant mise en nourrice ; et ce couvent devait être situé dans les Alpes tyroliennes ou en Vénitie, puisque la princesse y appris l’italien.

On est en droit de penser que le prince Michel ne dut pas recevoir les félicitations de sa famille, lorsqu’il amena sa petite bergère et l’enfant de l’amour âgée de 4 ans. On peut admettre encore que la pastourelle devenue princesse, à en juger par l’influence qu’elle exerçait sur les actions de son mari était d’une intelligence incontestable ; ce qui nous amène à supposer que, lorsqu’elle fut mise au couvent, après la naissance de sa fille, et qu’elle envisagea la perspective d’un mariage jusqu’alors impensable, peut-être avait-elle joué à la fine mouche afin qu’il ne lui échappât pas.

Dix-huit mois environ après le passage des troupes napoléoniennes à Dubno, le 21 novembre 1808, le fils de la princesse Magdelaine, le petit prince Joseph Lubomirski, âgé de 14 ans, épousait la Comtesse Dorothée Stecka. Pourquoi cet empressement ? La pastourelle devenue grande dame, devant l’état-major reçu à la table avait-elle trop parlé, poussée par la légitime fierté de sa brillante destinée ? Ceci avait peut-être motivé la hâte avec laquelle le mariage du jeune prince fut décidé, afin d’éviter que la principauté de Dubno, dont il était propriétaire, ne restât légalement trop longtemps entre les mains de la princesse Magdelaine, et ne risquât même de passer à d’autres héritiers, son père le prince Michel étant alors assez âgé.

Après le mariage du prince Joseph trois ans passeront. Et voici qu’il me faut reparler de la petite Thérèse née en 1790.

Reconnue princesse, Thérèse Lubomirska, le 6 mai 1811, âgée de 21 ans, épousait le prince Maximilien Jablonowski.

Le frère et la sœur entre lesquels planait une certaine gêne, lui né de légitime union, elle enfant du péché, tous les deux bien casés, anéantissaient les penchants de la médisance, aristocratiquement parlant.

Et dans un même but de même convenance, une autre union fut conclue. Du mariage du prince Joseph et de la comtesse Stecka était né un fils Marcellin le 15 mars 1810 ; le 4 avril 1837, on lui fit épouser sa cousine germaine, Hedwige Jabloncwska, fille du prince Jablonowski et de la princesse Thérèse.

Ainsi la boucle se refermait sur le secret de famille.Tout ce qui avait fait quelque peu tache chez les magnats polonais s’effaçait du même coup. Et de cette dernière union devait naître à Dubno, le 25 août 1839, le prince Joseph Lubomirski qui fut page du Tsar Nicolas 1er et qui, ayant épousé une française de 7 ans son aînée, Françoise Angélique Troussel des Saussayes, veuve Boyer, se fixa à Paris.

On lui doit comme littérateur de nombreux ouvrages dont la plupart ont pour objet l’étudedela vie militaire et administrative en Russie ; son oeuvre capitale étant : De Sébastopol à Solférino parue en 1891. Il figure dans le Larousse des XIXe et XXe siécles.

Avec lui s’éteint la branche directe du prince Michel, décédé à Dubno en 1825 à 73 ans, et de son épouse Magdelaine Auger.

Il est curieux de constater que le destin voulut ramener cet arrière-petit-fils et dernier descendant de la pastourelle, le prince Joseph, dans la patrie de ses aïeux roturiers, les fagoteurs des bois d’Orchaise, puisqu’il vécut à Paris puis à Nice dès 1900 où il mourut sans postérité le 15 avril 1911.

Conclusion

Puisque la Principauté de Dubno se trouve maintenant en Union Soviétique [3], j’ai écrit à l’ambassade afin de me procurer des vues du palais habité par les Lubomirski, des tombeaux de la princesse et de son mari vraisemblablement inhumés dans la principale église de Dubno, et surtout leurs portraits d’après peintures dont les toiles doivent bien être conservées au musée de la ville. Il me fut répondu, très courtoisement d’ailleurs, que je devais m’adresser directement au maire de Dubno. je l’ai fait mais n’ai jamais reçu de réponse.

C’est dommage et navrant, car la ville de Dubno, en Ukraine, comptant aujourd’hui 25000 habitants, doit bien posséder des souvenirs de ses princes souverains. Leur château du XVIIe existe encore, comme celui de Lanent en Galicie qui appartenait à la même branche des Lubomirski et dont je n’ai pu me procurer un guide explicatif.

J’aurais aimé remettre à la commune d’Orchaise une reproduction du portrait, probablement de facture polonaise, appelé là-bas "portrait sarmate" de sa pastourelle au fabuleux destin.

A l’heure où la moindre agglomération se voit pourvue d’une plaque portant quelquefois le nom de l’un de ses enfants d’illustre mémoire, Orchaise eût peut-être aimé honorer ainsi Magdelaine Auger née en ses murs le 27 avril 1774, morte princesse à Dubno en 1850, ce qui n’est pas des plus commun, et je crois unique en son genre, je n’hésite pas à le dire.

(…). Mais notre curiosité scrutatrice a tout de même pu se satisfaire puisque s’est soulevé le lourd fermoir du coffret où dormait une énigme fleurie.

Pourtant c’est avec un certain regret que nous voyons le charme incrusté dans le mystère, vieux de deux siècles et qui semblait jaloux de son secret, s’évanouir dans la lumière crue et se dévoiler cette histoire, à la fois drame, conte de fée et sujet d’opérette, celle de la pastourelle d’Orchaise qui mourut à Dubno, Princesse de Lubomirska.


[1] extrait du Bonnet de la Tourangelle poésie de M CHAVIGNY

[2] Tableau de Paris - Tome VIII

[3] Vrai à l’époque où Mr Chavigny a écrit ces lignes, c’est à dire avant la chute de l’Union Soviétique. La recherche devrait maintenant pouvoir reprendre, si quelqu’un veut bien en prendre le temps